Jazz Magazine - 24 septembre 2017

ENRICO PIERANUNZI à LAON :

l’Art de la métamorphose

par Xavier Prévost

Lieu insolite, et circonstances particulières : le pianiste italien, en trio avec Diego Imbert et André Ceccarelli, jouait à l’interconnexion du festival de Laon et du festival Jazz’titudes dans l’entrepôt d’une entreprise partenaire qui fêtait ses 170 ans !

Le festival de Laon, bientôt trente ans d’âge et orienté vers la musique classique, s’est associé au 20ème festival Jazz’titudes pour un événement singulier. Il s’agissait de faire entendre le trio d’Enrico Pieranunzi, et le programme de son disque «Ménage à Trois», publié l’an dernier, dans lequel le pianiste et ses partenaires entraînent Bach, Schumann, Fauré, Debussy, Satie, Poulenc et Milhaud sur les territoires du jazz. Pour ce programme légèrement déviant qui s’accordait à la thématique choisie cette année par le festival de Laon, ‘Passages’ , un cadre très inusité : les entrepôts du Groupe Caille, entreprise laonnoise mécène du festival, et qui fêtait en cette occasion 170 années d’activités, inaugurées sous la Monarchie de Juillet avec la régie municipale de l’éclairage au gaz, et poursuivie dans le commerce du charbon, puis les transports, déménagements et logistique, jusqu’à offrir désormais également des services de numérisation et de stockage de données. C’est ainsi que, dans un entrepôt provisoirement transformé en salle de concert, et a proximité des travées voisines envahies de palettes empilées jusqu’au faîte, un très beau concert s’est déroulé dans le plus inattendu des décors.

    

ENRICO PIERANUNZI TRIO

Enrico Pieranunzi (piano, arrangements), Diego Imbert (contrebasse), André Ceccarelli (batterie)

Laon, Groupe Caille, 23 septembre 2017, 20h

Missionné en ces lieux par mes joyeux camarades de Jazz Magazine, peut-être parce que je suis un Axonien (dans la novlangue des Conseils départementaux, un natif du département de l’Aisne….), c’est avec enthousiasme que je me suis précipité, à quelques kilomètres de ma ruralité originelle, pour écouter des musiciens que j’admire. Intrigué par la singularité du lieu de concert, je suis venu dès la balance, pour observer les préparatifs studieux des musiciens, qui peaufinaient la précision diabolique d’une relecture pour le moins virtuose. Et j’en profitais pour constater que les sonorisateurs parvenaient à tirer un parti plus que satisfaisant d’une acoustique a priori peu adéquate.

     

Le concert commence avec la Première Gymnopédie de Satie, exposée comme s’il s’agissait d’une ballade de Broadway, avant d’ouvrir des échappatoires qui, déjà, frisent le vertige. Puis vient le Crépuscule de Darius Milhaud, entonné plein jazz, et qui va bien vite se laisser entraîner vers le blues (tendance All Blues), offrant aux trois partenaires toute latitude pour une verve que plus rien ne viendra démentir. C’est maintenant le tour de Robert Schumann, qui va subir les assauts enthousiastes (mais pas irrespectueux) des métamorphoses musicales pratiquées par Enrico Pieranunzi. Un extrait du Carnaval de Vienne, après un exposé littéral et recueilli, va tourner tempo di jazz, comme on dit en Italie, avec des breaks de contrebasse et de batterie qui vont installer durablement une effervescence souvent torride. Liebestraum n° 2, de Liszt, joué dans le romantisme le plus idoine, va soudain basculer façon Caraïbes tendance calypso, avec des échanges d’une belle intensité entre le piano et la batterie, bientôt rejoints par la basse. La Sicilienne de Bach va hésiter entre Brésil et Trinidad, avant d’ouvrir le champ à Diego Imbert pour un phrasé des plus lyriques… mais très vite on reviendra vers Trinidad pour une bribe de Saint Thomas, de Sonny Rollins ! Pour la Romance de Darius Milhaud, après un exposé qui oscille entre l’univers de Bill Evans et celui de la Bossa Nova (doucement balancé par les balais d’André Ceccarelli), la musique va se mettre à pétiller de plus en plus, jusqu’à des explosions paroxystiques. Sur La Plus que lente de Debussy, le pianiste s’en donne à cœur joie, jouant d’inflexions et de rubato avant de plonger dans le jazz, en garnérisant un peu, puis de foncer bille en tête dans la cursivité du jazz le plus moderne. Debussy toujours, pour l’escale suivante, avec une relecture très libre du Gollywogg’s Cake-Walk, davantage entraîné vers la musique afro-cubaine que vers le ragtime dont il est contemporain, avant un atterrissage en standard au cœur de Night and Day…. A cette occasion Enrico Pieranunzi, comme il l’a fait tout au long du concert, armé d’un humour pince sans rire qui rappelle un peu Martial Solal (dont il est un admirateur fervent !), s’adresse au public. Mais cette fois il reste en terrain sérieux, afin d’annoncer que, pour 2018 et le centenaire de la disparition de Debussy, il prépare un hommage en jazz avec ce trio et quelques invités : on attend cela avec une impatience gourmande. Les spectateurs sont conquis. Cette soirée mêle les publics des deux festivals, amateurs de musique classique et jazzfans, ainsi qu’une bonne centaine de salariés du Groupe Caille manifestement ravis de voir leur entreprise sous un jour festif. Le trio sera rappelé à deux reprises : d’abord pour une version très renouvelée de l’Hommage à Édith Piaf de Francis Poulenc dans ses Improvisations (le piano chante avec nostalgie) ; puis avec un dernier retour à Schumann, et à la Danse n° 2 de l’opus 6. Les musiciens reviennent encore pour saluer un public aussi comblé que votre serviteur, et quand les spectateurs sortent de l’entrepôt pour regagner leurs pénates, un spectaculaire feu d’artifice va clore dignement le 170ème anniversaire de l’entreprise qui nous a accueillis.

Xavier Prévost

Sous le nom de Diego Imbert, ce trio vient de publier «Tribute to Charlie Haden» (Trebim Music/ L’Autre distribution), avec le concours de sections de cordes et de bois arrangées par Pierre Bertrand. Un concert de sortie accueillera l’équipe au grand complet à Paris, le 29 novembre

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’entrepôt se métamorphose…. 

                                                     ...en salle de concert !

 

 

 

 

Pendant la balance Dominique Capelle, de Jazz’titudes, photographie le trio


Blog de la revue JAZZ MAGAZINE - 19 mars 2017

Daniel Humair et Émile Parisien, pour la beauté du geste

Émile Parisien et Daniel Humair en duo, sans sono, 100 % acoustique, à même le son en quelque sorte, c’est un privilège que le public attentif et curieux du Jazz’titudes a apprécié à sa juste valeur. Et comme le musique était au diapason…

HUMAIR PARISIEN MontageAvant que le concert ne commence, on entend déjà, s’échappant de la coulisse tel le chant d’un oiseau, au loin, cette sonorité de saxophone soprano reconnaissable entre mille. Puis entre Émile (Parisien), complice de longue date de Daniel Humair. Jouer en duo, pour deux musiciens de ce calibre, ce doit être facile se dit-on. Ou tout du moins naturel. Mais si tout semble couler de source, et que la musique, leur musique vous saisit d’emblée, c’est parce qu’ils se connaissent et jouent ensemble depuis quelques années. Et quelques années, chez des instrumentistes pour qui l’improvisation est un défi permanent, une raison d’être, ça vaut bien, qui sait, toute une vie pour d’autres.

On était bien dans ce petit théâtre niché au cœur de la Maison des Arts et des Loisirs de Laon. La joyeuse équipe de Jazz’titudes est attentive à tout, à tous, au bien-être des musiciens comme à celui du public.

HUMAIR PARISIEN 1Premières notes de soprano, premières petites danses de mailloches sur tambours : nos deux représentants du « Parti du Jazz en France », dixit Daniel Humair (qui nommerait bien son compère Premier Ministre, ou Ministre de la culture, ou bien « maire de Jazz City »…) entre avec douceur dans le vif du sujet. Ce qu’on aime chez eux, c’est bien sûr toute l’histoire, toutes les histoires qu’ils charrient avec eux. Daniel Humair, bientôt soixante ans de carrière – il fêtera ses quatre-vingts ans sur terre en 2018 – en a plein les poches et les baguettes. Chaque coup porté, ou presque, est une surprise. On a beau l’avoir vu et entendu des dizaines et des dizaines… – allez, on ne compte plus –, on est toujours impressionné par cette faculté à jouer autrement de la batterie, tout en rappelant, avec ce mélange de finesse et de mordant, ce qu’il doit aux grands maîtres, de Shelly Manne à Elvin Jones en passant par Mel Lewis (entre autres).

HUMAIR PARISIEN 8À ses côtés, celui qui pourrait largement être son petit fils mais qui est surtout son petit frère de son, ne cesse décidément pas de nous éblouir (quelles que soient les circonstances d’ailleurs, et on sait le garçon impliqué dans de nombreux projets). Toujours plus habité, toujous plus danseur, sa gestuelle fascine autant que son jeu. C’est un fait : Émile Parisien vit réellement la musique corps et âme. Sur un thème d’une étourdissante originalité de la saxophoniste Jane Ira Bloom, sur ceux extraits de “Sweet & Sour” (A Unicorn In Captivity, Shuberauster), l’osmose entre le saxophone et la batterie laisse rêveur. Free ce duo ? De temps en temps, comme le suggère le titre d’une des compositions (From Time To Time Free). Mais entre ces vivifiantes virées hors-cadre jamais hors-chant, la mélodie reste reine et l’entente royale. •

Le Jazz Club de Dunkerque fête ses 35 ans à Laon

Hier, 18 mars, à Laon dans le cadre du festival Jazz’titudes, Françoise Devienne célébrait les 35 ans du Jazz Club de Dunkerque – qu’elle a fondé et qu’elle porte toujours à bout de bras – en accueillant un all stars d’artistes habitués du lieu, baptisé hier par François Moutin “le Françoise Devienne Tentet”.

Yves Torchinsky (contrebasse), Fabrice Devienne (piano), Franck Tortiller (vibraphone), Sylvain Beuf (saxophone ténor), Louis Moutin (batterie), Céline Bonacina (saxophone baryton), Eric Barret (saxophone ténor), NGuyên Lê (guitare électrique), Etienne M’Bappé (basse électrique), Denis Leloup (trombone). Photo : © Peter Cato

Yves Torchinsky (contrebasse), Fabrice Devienne (piano), Franck Tortiller (vibraphone), Sylvain Beuf (saxophone ténor), Louis Moutin (batterie), Céline Bonacina (saxophone baryton), Eric Barret (saxophone ténor), NGuyên Lê (guitare électrique), Etienne M’Bappé (basse électrique), Denis Leloup (trombone). Photo : © Peter Cato

« Trois anniversaires ! » s’exclame Dominique Capelle, l’enthousiaste programmateur de Jazz’titudes. « Jazz’titudes 25 ans, Jazz en Nord 30 ans, le Jazz Club de Dunkerque 35 ans ! » C’est que dans ce coin de France qui s’étend au nord-est de Paris, entre amateurs de jazz, on se serre les coudes, en dépit des rivalités d’ego et les querelles d’écoles qu’accompagnent toujours les passions (et dont témoigne la défection à Reims de Djazz 51 – comme nous le rappellait hier, en nous ramenant à l’hôtel, Alexis Musikas, son ex-président – au profit de Jazzus). C’est pourquoi Jazz’titudes n’a pas voulu laisser inaperçu les 35 ans de militantisme de Françoise Devienne au Jazz Club de Dunkerque.

Ancienne institutrice, elle a du temps et de l’énergie à offrir lorsque la MJC Terre neuve de Dunkerque crée en 1983 son Jazz Cub. Françoise Devienne a découvert le jazz autrefois avec Sidney Bechet et Louis Armstrong. Elle s’y investit toute entière. Je me souviens avoir fréquenté le club à la fin des années 1980-début des années 1990, dans le sous-sol malcommode de la MJC. Peu importait la commodité. Souvenirs avec Marc Ducret, Marc-Michel Le Bévillon, Andy Emler, François Chassagnite, George Brown, Dominique Pifarély…  A l’époque, le fer de lance du jazz français passait par Dunkerque, devant Françoise Devienne, spectatrice exigeante qu’on ne pouvait pas manquer au milieu de son public, flanqué de Jean, son mari, discret mais indéfectible soutien, de ses compétences de gestionnaire et à ses connaissances électriques.

Par la suite, mes responsabilités à Jazzman puis à Jazz Magazine ont nettement réduit ma capacité de déplacement mais les nouvelles du club nous parvenaient par Pascal Anquetil devenu son président, par les programmes envoyés au journal – chaque mois, un orchestre programmé trois jours de suite, véritable lieu résidence, de création, concerts jeune public, actions de formations, programmation hors les murs –, par les musiciens qui élurent le Jazz Club de Dunkerque “le meilleur club de France” dans un guide des clubs de jazz en France publié en janvier 2001 par Jazzman.

Ils n’avaient rien vu les musiciens… Un janvier 2007, le jazz club déménageait dans un véritable écrin, un ancien cinéma remis à neuf, conçu comme une salle de concert, notamment avec une véritable régie son (qui permit notamment à Sylvain Beuf d’enregistrer son sextette “Joy”, le tout obtenu grâce la ténacité de sa directrice qui me racontait encore ce matin qu’elle en avait contrôlé les travaux et la conception des équipements de A à Z et qu’aujourd’hui, à part les murs, la totalité de l’équipement est la propriété de Jazz Dunkerque. « L’incontrôlable passion de Françoise Devienne » titrait la presse locale en 2009. C’est qu’elle en veut et elle ne lâchera pas le morceau, en dépit des peaux de bananes et autres croche-pieds. Combien de fois n’a-t-on pas annoncé son départ, lorsqu’elle ne l’a pas annoncé elle-même ? Mais 35 ans plus tard, elle est toujours là, trop exigeante pour trouver un successeur à la hauteur, sa politique de trois concerts d’affilée par mois lui valant toujours le soutien des musiciens qui s’étaient mobilisés hier pour célébrer sa passion.

Lourde tâche que de réunir un éphémère all stars. Franck Tortiller y a mis toute son énergie et son expérience de chef d’ONJ, chacun y a été de sa plume, ressortant les partitions d’expériences orchestrales antérieures, les adaptant au personnel présent : tel l’arrangement de For Tomorow de McCoy Tyner par Yves Torchinsky qui ouvre le concert, Larmes que Sylvain Beuf nous a fait connaître en quartette (“Electric Excentric”) et qu’il adapte pour nonette, le Trubane à coulistron créé en duo par Denis Leloup avec le tubiste François Thuillier et ici réécrit pour octette ou la bucolique valse “irlandaise” de Fabrice Devienne dont la mélodie m’a suffisamment séduit que j’en ai oublié de noter l’effectif et dont ne suis même plus trop certain que c’était une valse.

Car le plateau est à géométrie variable, différentes combinaisons et réductions se succédant jusqu’au duo Céline Bonacina et Nguyên Lê sur Open Heart (titre d’un album que le guitariste avait produit en 2012 pour la saxophoniste sur Act). Les affinités particulières sont évidemment mises à profit, notamment entre ces deux-là qui crèvent l’écran, par la plume enjouée et le charisme de l’une et cette façon qu’a le guitariste de faire “parler” à sa guitare la langue vietnamienne de ses ancêtres tout en assumant l’héritage du jazz et d’une certain Jimi Hendrix.

Grand final avec une partition  prometteuse de Franck Tortiller en forme de variations sur le Paris Mai de Claude Nougaro et rappel sur un Zig Zag Blues de braise proposé par Céline Bonacina. La chemise de Louis Moutin est à essorer, le public est debout, Françoise Devienne est acclamée… Joyeux anniversaire ! Ce soir, on se JAZZTITUDES All Stars 3retrouve ce soir à 16h30 pour le duo de Daniel Humair et Emile Parisien. • Franck Bergerot